Critique du Héros aux mille et un visages, de Joseph Campbell

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Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell

En 1949, le professeur américain Joseph Campbell publie son livre Le Héros aux mille et un visages (The Hero with a Thousand Faces), dans lequel il décrit ce qu’il nomme le « monomythe » du « voyage du Héros » : tous les mythes du monde proviendraient d’un seul archétype, que Campbell prétend pouvoir reconstituer.

Joseph Campbell The Hero with a thousand faces
Joseph Campbell The Hero with a thousand faces

Le voyage du Héros

Joseph Campbell décrit le voyage du Héros comme une série d’étapes qu’il groupe en trois grandes séquences :

I. Le départ

1. L’appel de l’aventure

  • Le héros fait l’expérience du manque ou reçoit une mission à accomplir

2. Refus de l’appel

  • Le héros hésite à répondre à l’appel, par exemple parce qu’il doit renoncer à des titres

3. L’aide surnaturelle

  • Le héros rencontre de manière inattendue un ou plusieurs mentors

4. Le franchissement du premier seuil

  • Le héros surmonte son hésitation et se met en route

5. Le ventre de la baleine

  • Les problèmes auxquels le héros est confronté menacent de le submerger – pour la première fois, il réalise toute l’étendue de la tâche

II. L’initiation

1. Le chemin des épreuves

  • Apparition de problèmes pouvant être interprétés comme des épreuves (qui peuvent être des batailles contre sa propre résistance interne et ses illusions)

2. La rencontre avec la déesse

  • Le héros découvre le pouvoir du sexe opposé

3. La femme comme tentatrice

  • L’alternative au chemin du héros peut aussi se révéler comme un moment très agréable aux côtés d’une femme

4. Réconciliation avec le père

  • Le héros est confronté à la connaissance du fait qu’il fait partie d’une chaîne généalogique. Il porte l’héritage de ses ancêtres, ou son adversaire est en fait lui-même

5. Apothéose

  • Dans la réalisation du voyage du héros, il devient clair pour lui qu’il a un potentiel divin (dans les contes de fées, il découvre qu’il a du sang royal)

6. Le dernier cadeau

  • Le héros reçoit ou vole un élixir ou un trésor qui pourrait sauver le monde quotidien d’où le héros est parti. Ce trésor peut également consister en une expérience interne symbolisée par un objet externe

III. Le retour

1. Refus de retour

  • Le héros hésite à retourner dans le monde de la vie quotidienne

2. L’évasion magique

  • Le héros est poussé à revenir par des motifs internes ou une contrainte externe

3. Aide extérieure

  • Un acte ou une pensée du héros sur le chemin devient maintenant son salut sur le chemin du retour. Souvent, il s’agit d’un acte empathique envers un soi-disant «être inférieur», qui est récompensé.

4. Le franchissement du seuil de retour

  • Le héros franchit le seuil du monde quotidien dont il est venu. Il rencontre l’incrédulité ou l’incompréhension et doit intégrer dans la vie quotidienne ce qui a été trouvé ou accompli au cours de son voyage. (Dans les contes de fées : l’or qui se transforme soudain en cendres)

5. Seigneur des deux mondes

  • Le héros combine la vie quotidienne avec ses nouvelles connaissances et réconcilie son être intérieur avec les exigences extérieures

6. Libre de vivre

  • L’élixir du héros a changé le « monde normal » ; en lui faisant partager ses expériences, le héros a conduit le monde normal vers une nouvelle liberté de vie

The Monomyth - Joseph Campbell, The Hero With a Thousand Faces

Succès du Héros aux mille et un visages

Le Héros aux mille et un visages a connu un grand succès non seulement auprès du grand public (l’œuvre a été publiée dans des dizaines de langues), mais aussi de certains scénaristes qui l’ont utilisé pour écrire des œuvres, elles-mêmes devenues très célèbres :

  • George Lucas s’en est inspiré pour Star Wars
  • Stanley Kubrick faire lire le livre de Campbell à Arthur Clarke et ils s’en inspirent pour écrire 2001, l’Odyssée de l’espace
  • Les films Mad Max, Pretty Woman ou Le silence des agneaux, en seraient également inspirés
  • Le scénariste hollywoodien Christopher Vogler s’est basé sur Campbell pour écrire son Guide du scénariste, qui a inspiré les auteurs des films Disney Aladdin, Le Roi Lion et La Belle et la Bête

Discussion

Une thèse scientifiquement douteuse

La thèse du Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell parait séduisante au premier abord – surtout quand on n’y connait rien.

En effet, la thèse du « monomythe », du mythe unique, donne l’impression confortable qu’on pourrait finalement réduire la diversité des cultures, aussi bien religieuses que narratives, à une seule et unique histoire – et réciproquement, que chaque culture narrative qui dériverait de ce modèle contiendrait sa part d’universalité. Ainsi, le monde serait unifié et intelligible.

Reste que Campbell n’en apporte pas l’ombre d’une preuve, et que son travail, s’il a influencé des scénaristes et des œuvres couronnées de succès (et d’autres profs de scénario comme Robert McKee et son Story), n’a pas rencontré beaucoup d’écho dans les milieux scientifiques.

Joseph Campbell se contente en effet d’agglomérer des éléments disparates, présupposant qu’ils sont liés – il mélange donc des mythes grecs, l’histoire juive de Jésus, l’histoire indienne de Bouddha, et des dizaines d’autres sources, en faisant fort peu de cas des différences de contextes culturels, religieux, historiques. Il affirme qu’il existe un monomythe, donc une source unique, alors que l’anthropologie et la préhistoire ont montré la pluralité des centres de développement de l’humanité depuis des millions d’années.

Que faire artistiquement du Héros aux mille et un visages ?

On l’a vu, le Héros aux mille et un visages a déjà été utilisé avec succès dans un certain nombre d’œuvres célèbres, qui semblent très différentes les unes des autres. Cela peut donc être une bonne idée de continuer à l’exploiter…

Et pourtant, on peut aussi juger que la recette a déjà été surexploitée, et que la répétition des mêmes ficelles finit par lasser les publics.

De plus, s’il suffit de suivre Campbell ou d’autres auteurs qui ont suivi cette voie (Vogler, Snyder…), on se demande bien à quoi sert la créativité : il n’y aurait donc qu’une seule histoire à raconter, toujours la même ? Les auteurs ne feraient finalement que des variantes d’un même canevas narratif obligatoire ?

Evidemment non. L’art narratif est beaucoup plus riche que cela. On remarque que les œuvres qui ont inspiré les travaux de Campbell, et que Campbell a inspirées, ont en commun d’être épiques, héroïques. Par conséquent ce modèle s’avère inapplicable dès lors qu’on sort de ce genre, et qu’on veut développer, par exemple, une histoire réaliste, ou une comédie.

Une autre critique fréquente porte sur le côté terriblement sexiste du soi-disant monomythe : il raconte comment le Héros, toujours masculin, part à l’aventure, et ignore tout point de vue féminin. Appliquer le modèle prétendument universel de Campbell, inspiré des sociétés agraires patriarcales, reviendrait donc à dénier toute participation à la moitié féminine de l’humanité… Pas très sexy pour tous les auteurs et toutes les auteures d’après les révolutions féministes…

Joseph Campbell The Power of Myth
Joseph Campbell lors de son passage à la télévision « The Power of Myth »

Surtout, la thèse de Campbell montre bien qu’il n’est qu’un commentateur de l’écriture narrative et pas un auteur ni un scénariste, car sa vision de la structure de l’histoire est tout simplement fausse, en pratique. En effet, il fait comme si toute histoire ne pouvait raconter qu’une seule intrigue, qui serait donc à chaque fois une variante du « monomythe ».

Or dès qu’on applique cette théorie à diverses œuvres célèbres, on s’aperçoit que ça ne correspond absolument pas.

Par exemple, le film Le Parrain, qui compte parmi les films les plus appréciés de l’histoire du cinéma, raconte non pas 1 mais 27 intrigues : à la limite, on pourrait considérer la trajectoire du personnage de Michael Corleone comme l’intrigue principale et lui faire correspondre certains éléments de la structure-type de Joseph Campbell ; mais dans des dizaines d’autres cas, ça ne marche tout simplement pas.

De même, dans le film Pulp Fiction, qui compte 10 intrigues, on ne voit même pas qui serait le personnage principal puisque le film repose justement sur un éclatement de l’action en intrigues séparées qui convergent en certains points dramatiques.

De même, impossible de retrouver le soi-disant monomythe dans de nombreuses paroles de chansons, dans les scénarios de vidéoclips, ou dans la trame narrative de sketches comiques.

Bref, la réalité narrative refuse concrètement de se plier au dogme de Campbell, séduisant en apparence mais qui montre vite ses limites dès qu’on tente de l’appliquer concrètement.

Finalement la grande erreur de Campbell est d’avoir progressé à l’inverse de la narratologie moderne :

  • George Polti cherchait à réduire l’ensemble des situations dramatiques à 36 archétypes d’histoire,
  • Vladimir Propp pensait pouvoir extraire, d’un corpus de contes russes, 31 fonctions narratives et 7 fonctions des personnages,
  • Julien Algirdas Greimas a voulu formaliser un schéma narratif universel en 5 temps et 6 actants (personnages), indépendamment des genres, des médias, des thèmes
  • Joseph Campbell (et Christopher Vogler à sa suite) a tout réduit abusivement à une seule histoire, qui plus est en la fusionnant avec des thèmes prétendument obligatoires (la femme tentatrice, le père, la déesse), thèmes qu’on ne retrouve pourtant pas dans des millions d’histoires…

Qui était Joseph Campbell ?

Né en 1904 à New York dans une famille catholique irlandaise, mort en 1987, Joseph Campbell était un écrivain et enseignant de littérature, mythologie comparée et histoire des religions au Sarah Lawrence College.

Il s’est intéressé aux mythologies, aux contes et aux légendes de la culture antique, médiévale et moderne, en Grèce, à Rome, en France, en Allemagne, en Inde, au Japon, et aux religions du monde : polythéisme, christianisme, bouddhisme…

Lecteur vorace et passionné, Campbell emprunte beaucoup à des écrivains (Thomas Mann, Sinclair Lewis, James Joyce), des philosophes (Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietzsche), des psychologues (Sigmund Freud, Carl Jung, Abraham Maslow, Stanislav Grof) et des anthropologues / ethnologues (Leo Frobenius, Adolf Ellegard Jensen, Mircea Eliade).

Ces influences expliquent en grande partie sa théorie selon laquelle il n’existerait qu’un seul grand archétype de narration : elle repose en effet sur l’idée, nourrie notamment par Jung, qu’il existerait une « âme humaine universelle », découlant probablement de Dieu. On voit bien que cette thèse, jamais démontrée, sort totalement du champ scientifique pour s’ancrer dans la simple croyance en s’abstenant de toute procédure de vérification expérimentale.

En réalité, loin d’être un scientifique expert en folklore, Joseph Campbell fut un amateur cultivé, plus généraliste que spécialiste et qui, d’une manière approximative et subjective, sans vraie méthode, a rassemblé du matériel folklorique pour étayer une thèse posée arbitrairement, thèse simpliste qui a su séduire le grand-public non-expert.

Perdue pour la science, invalidée dans le monde académique par la recherche universitaire en sciences humaines, l’œuvre de Campbell pourra servir, au mieux, à inspirer des récits héroïques qui collent avec ses présupposés.

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